LA GRANDE COUPABLE
La grande coupable s’accuse de tous les crimes sous le soleil. Qu’elle en entende parler ou qu’elle le lise dans le journal, elle reconnaît tout de suite ce qu’elle a fait, et elle baisse la tête. Elle se creuse les méninges pour savoir comment cela a été possible, comment elle a pu oublier une chose aussi terrible. Elle ne pouvait pas l’imaginer, elle ne se doutait de rien, le matin encore, en se levant, elle était préoccupée d’un tout autre crime, celui de la veille. Mais dès que le dernier lui a été rapporté, dès qu’elle l’a lu, cela l’a frappée avec une certitude qui a éliminé tout ce qui précédait, et maintenant elle n’a plus que cette pensée en tête.
La seule chose à faire serait de se dénoncer tout de suite, d’aller à la police et de faire des aveux circonstanciés. Mais cela lui a déjà valu de fâcheuses expériences, les policiers, elle ne le sait maintenant que trop, n’ont pas la moindre finesse psychologique. Il suffit qu’elle ouvre la bouche pour qu’on la croie innocente. Les gens ne l’écoutent même pas attentivement, on lui coupe la parole, on dit aimablement : « Tiens, tiens », et on la renvoie chez elle. On dirait que les lois ne sont pas faites pour elle. Elle a essayé les dépositions écrites et elle a obligeamment fait avancer l’élucidation de plus d’un crime en indiquant d’emblée la coupable – elle-même. Elle n’est jamais à court de détails pour étayer ses déclarations : à partir du moment où elle sait que c’est elle qui l’a fait, elle fait preuve d’une mémoire stupéfiante. Mais il y en a toujours d’autres qui réussissent à s’immiscer dans l’affaire et à tirer la faute à eux. Elle ne peut pas supporter de lire les terribles procès au cours desquels d’autres sont condamnés à sa place aux travaux forcés ou à la prison. Elle a honte pour la Justice qui ne veut rien savoir d’elle, alors qu’elle serait toute prête à expier son forfait. Que d’argent jeté par les fenêtres pour des enquêtes, que d’efforts pour rien, quelles interminables délibérations ! À quoi pensent ces fous qui finissent par avouer, quelle confusion mentale peut bien les forcer à reconnaître une action qu’il est impossible qu’ils aient commise ?
Souvent, quand elle est troublée, au point d’avoir du mal à s’y retrouver, par ce genre de choses qui se passent dans le monde, elle se demande s’il est concevable qu’un seul et même crime soit commis deux fois. Seraient-ils tous fous, et elle le seul être dans son bon sens ? Non, grands dieux, qu’elle se fasse des illusions sur son compte, comment un être capable de telles horreurs pourrait-il encore se faire des idées ? Mais c’est tout de même curieux à quel point la plupart des gens se connaissent mal eux-mêmes.
La grande coupable ne craque pas. Elle fait front, elle rassemble ses forces, elle vit pour le jour où elle obtiendra justice. Des crimes arrivent, des crimes s’effacent, mais le jour où on la prendra au sérieux, elle se présentera la tête haute et elle acceptera avec reconnaissance le châtiment qui lui est dû.